Les chansons populaires de la métropole lilloise au XIXe siècle : « un angle mort » du patrimoine musical ?

Si l’on entend par « contestation » le sens, pris par le terme depuis les événements de Mai 68, de « mise en question de l’ordre établi », il ne 269 peut pas s’appliquer aux chansons en « patois » de Lille. Elles sont un « ailleurs » plus qu’un « contre », non pas une contre‑culture (une sub‑culture partagée par un groupe d’individus qui se distinguent par une opposition délibérée à la culture dominante), mais plutôt un « angle mort » du patrimoine musical. Ces chansons, ni « traditionnelles », ni « actuelles », sont aussi un « non‑dit » du patrimoine chansonnier. « Supra‑langage de la communauté ouvrière de la métropole lilloise » (Laurent Marty), elles constituent pourtant un authentique patrimoine : le témoignage d’une culture ouvrière, de formes de solidarité, de valeurs, qui font encore sens.

Dans le domaine musical comme ailleurs, la patrimonialisation valorise les objets qu’elle sélectionne : elle hiérarchise, normalise, symbolise. La « grande musique » est la principale bénéficiaire du processus ; la « petite musique », la musique « légère », a un statut plus ambigu. Partagée entre folklore et musiques actuelles, la mémoire de la chanson, « capital historiquement constitué, inaliénable », s’organise, elle aussi, en fonction de critères et de valeurs diverses (mémorielles, communicationnelles, d’usage, mais aussi culturelles, esthétiques, sociales). Négligeant ici l’étude des chansons en « patois » de Lille en elles‑mêmes, on tentera de montrer en quoi elles sont l’expression d’une culture ouvrière, comment et grâce à qui elles sont devenues un élément du patrimoine local, enfin dans quelle mesure cette mutation patrimoniale dénature en partie les chansons.

Les chansons en patois de Lille au xixe siècle : un patrimoine vivant de la communauté ouvrière

« Existe‑t‑il, a‑t‑il jamais existé une culture ouvrière ? » : c’est par cette interrogation que Madeleine Rebérioux commence sa préface à l’ouvrage de Laurent Marty, Chanter pour survivre, Culture ouvrière, travail et technique dans le textile, Roubaix 1850‑1914 (Rebérioux, 1982). À l’époque où paraît ce volume, l’écomusée du Creusot ouvre des voies nouvelles. Les colloques d’histoire et d’ethnologie, la revue Le Mouvement social, font alors « l’hypothèse qu’il vaut la peine de travailler sur la culture ouvrière ». Or, les débuts de l’industrie textile à Roubaix constituent un « modèle ».

Haut‑lieu de la révolution industrielle, « Manchester français », la ville connaît au xixe siècle une croissance exponentielle. Elle compte 8 300 habitants en 1800, 90 000 en 1875, 125 000 en 1900. C’est une ville jeune, dans laquelle, en 1880, un habitant sur deux a moins de vingt ans. Elle compte aussi beaucoup d’étrangers (un Belge pour deux habitants à la même date). 

Si le patrimoine industriel roubaisien fait aujourd’hui l’objet d’une valori sation très importante en ce qui concerne les architectures, il n’en va pas de même de la culture ouvrière, dont ne subsistent que des traces archivistiques dévitalisées, dont les « petits formats » des chansons en patois de Lille.

Dans la métropole, les ouvriers du textile effectuent un travail déqualifié et mécanisé, rarement évoqué dans les chansons, à la différence du travail qualifié des ouvriers des métiers parisiens, par exemple. Pour ces hommes, « la vraie vie est ailleurs », et la chanson est la clé d’un monde où ils existent dans une communauté, un temps, un espace, où s’exprime une sociabilité, qui leur sont propres. Comme tout patrimoine culturel immatériel, les chansons prennent sens dans un réseau serré d’objets, de pratiques et de significations.

L’ouvrier d’alors habite des taudis, des caves, des greniers, des courées. Son « chez soi », c’est le cabaret. Il en existe un pour 50 habitants à Roubaix en 1890 ! Au cabaret, on oublie, on rit, on échange des idées (les journaux y sont lus et commentés par ceux qui savent lire, on discute). Et bien sûr, on écrit des chansons et on chante. Sous le nom d’« Amis réunis », ou d’autres équivalents (« Sans soucis », « Francs buveurs de l’amitié », « Bons drilles »…), les sociétés chantantes de la métropole lilloise sont de petites communautés, à taille humaine, parfois éphémères, constituées pour un carnaval, souvent autour de gens de même quartier, de même métier. Le carnaval est la « sortie » des sociétés, le seul moment où la diffusion imprimée des chansons est tolérée (de 500 à 5 000 exemplaires). C’est surtout pour cette occasion que l’on écrit des chansons dans la métropole.

Il n’y a pas de chansonnier professionnel ; les chansons sont le fait d’auteurs d’occasion, anonymes, collectifs, pour la plupart des ouvriers de fabrique, le plus souvent illettrés. Elles existent sous deux types principaux : la chanson « morale », qui décrit les mœurs (largement dominante) et la chanson politique, militante (à la fin du siècle surtout).

Dans le premier genre, l’auteur le plus célèbre est Alexandre Desrousseaux (1820‑1892), né à Saint‑Sauveur (le quartier des « filtiers », ceux qui font le fil) dans une famille ouvrière. En 1837, il se fait remarquer avec « Le Spectacle gratis », chanson qui raconte les mésaventures d’un couple qui veut assister à la comédie un jour où le spectacle est gratuit. Ses premiers recueils (de simples brochures comprenant quatre ou cinq chansons) sont édités en 1839, 1840, avant son départ au service militaire. En 1853, il écrit sa « Canchon‑dormoire », le célèbre « Petit Quinquin », qui sera éditée à 100 000 exemplaires en quarante ans. Desrousseaux devient le « Béranger du Nord », le maître des poètes patoisants. Mais à la différence de son mentor, il n’est pas chansonnier politique ; il conte dans ses chansons la vie quotidienne des ouvriers de son quartier, et se fait connaître non seulement comme auteur, mais comme interprète.

Dans la génération suivante apparaissent des chansonniers qui mettent leur art au service de la cause socialiste. C’est le cas, entre autres, de Louis Catrice, né en 1850, successivement apprenti tisserand, tisserand, rentreur, cabaretier. Membre de la Muse Nadaud (un cercle de chansonniers), il rejoint les rangs du Parti ouvrier dans les années 1890, travaille avec Carrette, futur maire socialiste.

Chansons morales et chansons politiques ne font pas l’objet du même processus de patrimonialisation, comme on le verra plus loin.

Dans ces chansons, « les ouvriers parlent aux ouvriers ». Ils s’expriment en patois, exposent des valeurs qu’ils partagent largement avec leur auditoire, et se soucient moins d’esthétique que de gaieté et de communauté.

Le patois de Lille est au xixe siècle une forme très appauvrie de la langue picarde, dont on évoque rarement les antiques origines, contrairement au breton ou au basque. Encore parlé par tous à Lille au xviiisiècle, il devient au siècle suivant une langue de classe. En 1850, les bourgeois l’ont abandonné ; devenu très hétérogène, il est dévalué par les élites. En 1861, la Société des arts, sciences et agriculture de Lille décerne un prix à Desrousseaux, mais l’incite à écrire en français. À l’opposé, les chansonniers dénoncent parfois le snobisme du parler français. Le patois reste un moyen de communication orale, ce qui fait d’ailleurs de la chanson imprimée un « cheval de Troie de la culture dominante ». Dans l’imprimé, la langue se normalise et se francise (vocabulaire et orthographe), notamment dans les recueils de Desrousseaux à partir de 1851 (« Sans être Lillois pur‑sang, on pourra lire mon recueil sans trop de difficulté », déclare‑t‑il en préface. Desrousseaux, 1891). D’autres chansonniers (Debuire du Buc par exemple) s’opposent à cette évolution, ou varient beaucoup la graphie d’un opus à l’autre (Decottignies).

La culture ouvrière exprimée dans les chansons peut paraître pauvre, de certains points de vue. La communauté y importe plus que l’individu. Tout ce qui est hors des normes est la cible des chansons (c’était encore le cas dans la Grande‑Bretagne des années cinquante si l’on en croit Richard Hoggart) (Hoggart, 1970). L’horizon s’arrête à Roubaix, même si ce localisme de quartier est compatible avec le culte de la mère‑patrie. L’ouvrier roubaisien manque d’instruction ; ses chansons ne comportent pas de dénonciation, de critique de l’exploitation. Elles déplorent et compatissent, sans accuser.

Si elles témoignent d’une richesse culturelle, c’est surtout parce qu’elles sont un territoire d’autonomie d’expression. Les chansons portent une parole publique, mais destinée d’abord à la communauté ouvrière, à laquelle elles  apportent dignité et estime de soi. La musique porte aussi des affects, des émotions qui soudent, galvanisent, ou bouleversent ceux qui la partagent. C’est ce qui explique l’importance de l’interprétation des chansons, aspect essentiel dont les textes imprimés ne gardent rien.

« Primauté des paroles, antériorité de l’air » : la composition sur timbre est une règle de la chanson populaire, dans la métropole lilloise comme ailleurs. Il existe bien quelques compositions originales, chez Desrousseaux notamment, mais il s’agit toujours de musiques simples, dansantes, peu modulées. Les compositions sont fonctionnelles, elles ne visent pas à l’invention, à l’originalité. L’incorrection de nombreux textes, du point de vue de la poétique, est compensée par la « saveur » propre de certains termes («  amicloter » pour prendre soin de quelqu’un, « braire » pour pleurer, « chochon » pour camarade, « riousse » pour rieuse…), les vestiges de termes anciens (« mucher » pour cacher, « agosile » pour sergent de ville), l’originalité des tournures (ainsi dans « La Comète de 1857 », on dit que la comète ne fera pas plus de dégâts que les « fureurs d’un mouqueron » sur une locomotive). Mais aucun « auteur » ne prétend au « style ».

Pour les ouvriers, ces chansons sont bien un patrimoine : un objet qui vient du passé, auquel on tient, et que l’on s’efforce de perpétuer, de transmettre. 

Les ouvriers aiment leurs chansonniers et leurs chansons, ils en sont fiers, les apprennent, les partagent. Ce patrimoine est vivant, mais il existe aussi une mémoire de la chanson lilloise, notamment dans la référence à Brûle‑Maison, un célèbre chansonnier du xviiie siècle, dont les textes sont continuellement réédités dans les Étrennes tourquenoises et lilloises (1784‑1863), avant que Desrousseaux s’en fasse à son tour l’éditeur (1856).

Ce patrimoine ne sert pas seulement à idéaliser le passé, mais à égayer le présent. Il ne prépare pas des « lendemains qui chantent » : la plupart des chansons, non militantes, expriment au contraire une résignation devant le travail, la misère, la domination. L’idée de révolution, de réappropriation des moyens de travail, est totalement étrangère à l’ouvrier roubaisien, même socialiste. En revanche le travailleur y est souvent idéalisé, décrit comme fier, courageux, aimable.

L’usage politique des chansons est très lié au Parti ouvrier de France, et au succès du socialisme révolutionnaire dans le Nord à la fin du xixe siècle (à une époque où le « possibilisme » l’emporte au niveau national). Jules Bazile, dit Jules Guesde (1845‑1922), journaliste républicain sous le Second Empire, réfugié après le Commune, jusqu’en 1876, fonde en 1882 le Parti ouvrier, qui deviendra en 1893 Parti ouvrier de France, avant de se fondre en 1905 273 dans la SFIO. Guesde emporte en 1892 la mairie de Roubaix, devient en 1893 député du Nord. L’insertion des militants du parti dans des réseaux plus anciens de sociabilité ouvrière explique l’usage politique original des chansons. En 1895, sur 36 conseillers municipaux socialistes de Roubaix, 22 sont cabaretiers (parfois provisoirement, pour avoir un revenu comme conseillers municipaux, la préfecture refusant de les indemniser pour cela). Parmi eux se trouve Louis Catrice, fils d’un tisserand, mais aussi chansonnier, syndicaliste, qui rejoint le Parti ouvrier lors des grandes grèves de 1891. Les militants du Parti ouvrier se réunissent dans les cabarets, créent des coopératives, des fanfares, des sociétés. Le parti a ses chars au carnaval et met en place une véritable propagande chantée.

L’aspect identitaire des chansons, qui justifie leur statut patrimonial pour ceux qui les chantent, explique aussi qu’elles soient devenues un objet d’analyse pour les historiens, notamment pour Pierre Pierrard, auteur d’une thèse sur « La Vie ouvrière à Lille sous le second Empire » (Bloud et Gay 1965, réédition 1978 et 1991) et d’une thèse complémentaire sur les chansons en patois de Lille qui lui ont servi de source (1966, réédition 1998). Des sociologues, des ethnologues (Laurent Marty), cherchent dans les chansons l’expression d’un imaginaire social, qui passe par des « types » – le « manoqueux » (le débrouillard), la « camanette » (la femme bavarde), le « nunu » (l’avare), celle d’une morale populaire – peur de l’inconnu et des voyages (Leterrier, 2017), rêves d’aisance, de sécurité, ou d’une histoire mythique (Lyderic et Jean Bart). Les chansons ont pu intéresser des musicologues (Lemaire, 2009) et bien sûr des linguistes patoisants (Carton, 2007).

Tous ont utilisé les ressources des médiathèques, notamment de la médiathèque Jean‑Lévy à Lille, dont le fonds patrimonial renferme un important corpus de petits formats de « chansons de carnaval », et les archives Desrousseaux, ou de la médiathèque numérique de Roubaix, spécialisée dans la chanson régionale. Dans ces lieux, le patrimoine chansonnier est mis en valeur comme patrimoine écrit, par des expositions (sur Desrousseaux, Nadaud), des animations (« Mois du patrimoine écrit », 2003), des publications, avec le concours d’acteurs publics et associatifs divers (Cantons tertous, la chanson à Roubaix et dans le Nord de la France xixe‑xxe siècle, par Jacques Barbieux, du Centre d’histoire locale de Tourcoing, Jean Bodart, de l’association Chansem, Bruno Gaudichon, du musée de Roubaix, Fernand Vincent, de l’association « Toudis Simons1 », et la DRAC).

Motifs et acteurs territoriaux de la patrimonialisation au xxe siècle

 Les chansons de Lille font aussi l’objet d’une valorisation qui vise moins la culture ouvrière que le territoire local où elle a pris forme.Intégrer les chansons régionales dans le patrimoine national ne va pas de soi. On s’en est avisé dès le xixe siècle, à l’occasion de l’enquête Fortoul (1852‑1856), entreprise ambitieuse mais avortée, qui allait à la recherche du trésor des poésies populaires françaises, dans le sillage des précurseurs du début du siècle dont Théodore Hersart de La Villemarqué, éditeur du Barzaz Breizh(1839). Partant d’idées fausses sur les chansons populaires (considérées comme historiques, immémoriales, anonymes), cette enquête bute sur les catégories préétablies, les intermédiaires choisis, des jugements de valeur omniprésents et aboutit finalement à un corpus amputé et censuré, dont sont notamment éliminées toutes les chansons en langues régionales (corse, basque, nivernais), et toutes les chansons récentes de la Révolution et de l’Empire (Leterrier, 2014).

La place vacante des cultures populaires ouvrières entre folklore et militantisme explique les apories auxquelles se heurtent aussi les collectages plus récents, les ambiguïtés dont pâtissent les chansons. À Lille même, la mémoire du guesdisme s’efface au profit de celle du socialisme international, célébré dans « L’Internationale », autre fleuron de la chanson lilloise, puisqu’elle est l’œuvre d’Eugène Pottier pour les paroles (1871) et de Pierre Degeyter pour la musique (1888). Écrite pour la chorale lilloise du Parti ouvrier, la « Lyre des travailleurs », réunie à l’estaminet de la Liberté, la chanson n’est devenue l’hymne du Parti socialiste qu’en 1904 au Congrès d’Amsterdam.

La « Canchon‑dormoire » fait pour sa part l’objet d’un véritable « marketing territorial ». La ville de Lille a rendu des hommages répétés à Alexandre Desrousseaux : sa statue par Deplechin (conçue lors de sa disparition, en 1892) a été installée dans un square du centre‑ville en 1902‑19152. En 1938, une nouvelle édition de ses œuvres a été publiée. En 1953, à l’occasion du centième anniversaire du « Petit Quinquin », la chanson a fait l’objet d’une audition à L’Élysée (avec Line Renaud et la chorale des Sans Soucis). Enfin, en 1970, est paru un Florilège des chansons en patois de Lille de Desrousseaux, choisi par P. Pierrard et L. Simons3. Le chansonnier est aujourd’hui le sujet d’un circuit créé par l’office de tourisme, qui met aussi en scène le renouveau des traditions locales (broquelet et braderie), sous une forme beaucoup 275 plus commerciale. Entre‑temps, la culture ouvrière dont témoignaient les chansons a périclité.

Le caractère limité de la valorisation de ce patrimoine tient en effet à plusieurs phénomènes. Occultations, oublis et subversions se conjuguent pour l’expliquer.

D’emblée, les chansons ne disent pas tout de la culture ouvrière, parce qu’elles sont très majoritairement le fait d’hommes, adultes, français. Aucune chanson signée par une femme n’est repérée dans les corpus identifiés (ce qui ne prouve pas qu’il n’y en ait pas eu, mais atteste probablement de leur caractère exceptionnel). À côté d’innombrables textes dénigrant des femmes bavardes, mauvaises langues, buveuses, il existe bien quelques chansons « féministes », mais elles sont signées par des hommes (Deccotignies).

L’occultation résulte aussi d’une édulcoration de la tradition, qui peut être le fait des chansonniers eux‑mêmes. Lorsque Desrousseaux édite Brûle‑Maisons, dont il écrit aussi la biographie, il élimine les pièces d’actualité, les chansons contre les Tourquennois ; il le dépolitise, le décontextualise et le « surpatoise » (Carton, 2004). Il en va souvent de même de ses émules du xxe siècle.

Dans le Nord comme ailleurs, l’idée réactionnaire d’une chanson populaire immémoriale, apolitique, promue sous le second Empire et après, a abouti à négliger une bonne partie de la production chansonnière, et particulièrement les chansons urbaines, modernes (c’est‑à‑dire non traditionnelles), ouvrières mais non militantes (Agulhon, 1975).

Du reste, le Nord‑Pas‑de‑Calais est d’une façon générale « la moins folklorisante des régions françaises » (Landrecies, 2004). Il n’existe pas de fierté de la langue locale. La notoriété nationale a impliqué l’abandon du patois pour les auteurs, littérateurs ou chansonniers (Gustave Nadaud). Dans les mass media, les gens du cru sont souvent présentés comme sympathiques mais un peu pathétiques (gentils mais niais, portés sur la bouteille), y compris dans leurs incarnations récentes (Bienvenue chez les Ch’tis).

Mais les chansons sont surtout victimes de l’obsolescence, de la disparition 

276 du réseau de sens dans lequel elles s’inscrivaient. Ce monde ouvrier déqua lifié, disqualifié, qui trouvait dans les chansons un exutoire au quotidien du travail et de la misère, n’existe plus – et l’on ne peut que se réjouir des progrès de l’instruction, de l’aisance, de l’augmentation du niveau de vie, qui ont amené d’autres conditions d’existence pour les travailleurs. La culture ouvrière se dissout dans la consommation de masse. Le processus s’accompagne du déclin de la chanson vivante, partagée. On écoute, mais on ne chante plus. La culture‑spectacle des cafés‑concerts, où l’on propose les succès parisiens du moment, supplante progressivement celle des estaminets où l’on interprétait ses propres chansons. Elle s’accompagne du déclin ou de la mutation commerciale du carnaval. La transmission des chansons ne se fait plus d’elle‑même. Elle passe par des médiations nouvelles (connaissance, édition, officialisation), qui donnent la parole à de nouveaux acteurs. Elle souffre de la longue dévalorisation des sources orales, parallèle aux progrès de la méthode critique. Les archives sonores sont des objets dont ne subsistent que des traces incomplètes, puisqu’il est nécessaire de les interpréter pour les faire revivre, et que cette valorisation est aujourd’hui liée à des moyens techniques (enregistrement, gravure, podcast, streaming…) qui la compliquent.

Enfin ce patrimoine, quand il est sauvegardé, valorisé, l’est parfois d’une façon qui le dénature. Le « Petit Quinquin » de Desrousseaux, devenu « hymne régional », est enseigné dans les écoles primaires. Il bénéficie d’une iconographie débordante, mise au service de la promotion des produits nordistes. C’est sans doute la seule « chanson du Nord » immédiatement identifiable, même en dehors de Lille. Mais d’une part on ne connaît qu’elle, de toute l’œuvre de son auteur, et plus largement de la littérature picarde, d’autre part la chanson est réduite au premier couplet (elle en a sept comme « La Marseillaise »). En outre, l’air du couplet (lent) est négligé au profit du refrain (vif), interprété en polka, en quadrille, en marche, et régulièrement joué par le carillon du beffroi de la chambre de commerce de Lille. Le texte et la musique sont donc tous deux réduits, défigurés.

Les historiens et sociologues spécialisés dans l’analyse des processus de patrimonialisation (Heinich, 2009) ont bien montré que celle‑ci concerne de préférence des objets physiques, si possible spectaculaires, en tout cas beaux et/ou anciens, et si possible témoins d’une histoire consensuelle (la « légende nationale »), ou du moins décontextualisables (d’où les difficultés à valoriser le patrimoine culturel immatériel dans son ensemble). De tous ces points de vue, les chansons en patois de Lille du xixe siècle s’avèrent rétives à la patrimonialisation.


1. Cette association doit son nom à Léopold Simons (1901‑1979) dessinateur à L’Écho du Nord, auteur patoisant très populaire,associé à la comédienne Line Dariel (+1956) sous les noms d’Alphonse et Zulma pour réaliser des sketchs radio et télédiffusés dans les années cinquante (« Les carottes sont cuites » a été joué plus de mille fois).

2. L’original est désormais conservé à la mairie de Lille, une copie se trouve square Foch, en centre‑ville.

3. Florilège des chansons en patois de Lille d’Alexandre Desrousseaux. 30 chansons choisies et présentées par Simons. Édition du 150eanniversaire, Hellemmes, A. Maurizi, 1970.

Bibliographie

Agulhon Maurice, « Le Problème de la culture populaire en France autour de 1848 », Romantisme, 1975, n° 9, pp. 50‑64.

Carton Fernand, La littérature picarde aux siècles classiques, Office régional de la langue picarde, 2007.

Carton Fernand, « Alexandre Desrousseaux et les Étrennes tourquennoises et lilloises », Nord, novembre 2004, n° 44, pp. 11‑25.

Desrousseaux Alexandre, Chansons et pasquilles lilloises, nouvelle édition, impr. Candolives ; Paris, Ch. Gras ; Lille, Ch. Gras, 1938, 5 vol.

Heinich Nathalie, La fabrique du patrimoine, Maison des sciences de l’homme, 2009.

Hoggart Richard, La culture du pauvre (1957), Minuit, 1970.

Landrecies Jacques, « La double exécution du « petit Quinquin » », Nord, novembre 2004, n° 44, pp. 39‑52.

Lemaire Éric, Le chansonnier lillois Alexandre Joachim Desrousseaux et la chanson populaire dialectale, Delem, 2009.

Leterrier Sophie‑Anne, Le mélomane et l’historien, Armand Colin, 2005.

Leterrier Sophie‑Anne, « Voyages en chansons dans la métropole lilloise au xixe siècle », Institut d’histoire culturelle européenne, Ateliers d’été du château de Lunéville, 22‑24 juin 2017.

Marty Laurent, Chanter pour survivre, Culture ouvrière, travail et technique dans le textile, Roubaix 1850‑1914, Atelier ethnologie, histoire et culture ouvrière, Fédération Léo Lagrange, 1982 (préface de Madeleine Rebérioux).

Pierrard Pierre, Chansons populaires de Lille sous le second Empire, l’Aube, 1998.

Rebérioux Madeleine, préface à Chanter pour survivre, Culture ouvrière, travail et technique dans le textile, Roubaix 1850‑1914 de Laurent Marty, Atelier ethnologie, histoire et culture ouvrière, Fédération Léo Lagrange, 1982.

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