Les Chansons du carnaval de Dunkerque

Les chansons de carnaval sont un terme générique qui désigne les chansons élaborées au XIXe siècle par les sociétés chantantes dans le Nord et le Pas-de-Calais, imprimées et vendues au moment du carnaval de façon dérogatoire. La plupart sont bien oubliées, même si des fonds importants subsistent dans certaines bibliothèques de la métropole lilloise. Mais à Dunkerque, aujourd’hui encore, les chansons ont encore une place significative dans le carnaval. Dans les bandes, la musique est centrale ; on défile musique en tête, en suivant un tambour-major, en costume militaire de l’Empire, qui indique les moments où il faut avancer ou s’arrêter et fait le choix du répertoire.  La foule des carnavaleux suit la musique, et entonne à tue-tête les airs en question, et d’autres plus récents (venus parfois du stade et de la publicité audio), sans compter les « la la la » de ceux qui ne connaissent pas les paroles. À la fin du parcours, la réunion autour du kiosque, pour l’interprétation de la « Cantate à Jean Bart », est un moment fort, marqué d’émotion. 

Ce que l’on appelle « chanson » dans ce contexte se résume parfois à un seul refrain, à un couplet et un refrain. Le texte est censé faire rire, se retenir facilement, et être hurlé de concert dans les bals et les bandes. Les airs sont des airs connus, généralement très simples.
Les chansons sont programmatiques, elles invitent ceux qui les chantent à faire la fête : « C’est la bande de la citadelle / on va rentrer complètement plein / De chez Zizine à chez Borel / On va chanter ce gai refrain » (« La Citadelle »). Elles évoquent les figures et les formes traditionnelles du carnaval (« Figueman »), la pêche en Islande, des « personnalités » génériques (la belle-mère, la cabaretière, les commères de la rue St Gilles) ou singulières (l’Oncle Cô, Manoôt’che, Chantal, Rosalie, Marie-Patate).Ce sont des parodies, c’est-à-dire qu’elles sont chantées sur des airs connus, soit de tradition (« Malbrouck », des airs traditionnels flamands, des marches militaires) soit, plus souvent des chansons qui ont été à la mode (« Je cherche fortune », « Si tu veux faire mon bonheur », « Funiculi-Funicula »). Un nouveau couplet détourne parfois la chanson mentionnée. Ainsi, à la formule initiale : « Si tu veux faire mon bonheur, / Marguerite, Marguerite/ Si tu veux faire mon bonheur, / Marguerite donnes-moi ton cœur », on ajoute : « Marguerite a répondu/ Si t’es sage, si t’es sage/ Marguerite a répondu / Si t’es sage, t’auras mon cul. »
Lire les textes seuls ne rend pas du tout compte de ces chansons. Elles n’existent pas comme littérature, comme poésie, mais comme pratique festive et collective. Prises au premier degré, nombre d’entre elles ont une dimension scatologique qui renvoie à une tradition immémoriale dans la culture populaire. On chante par exemple : « Va vite vider l’pot d’chambre / Sur la tête à ma tante / Va vite vider l’pot d’pisse / Sur la tête à Maurice » (Le Tram) ou encore : « Rosalie, t’a pissé dans ton lit / Tu n’es pas honteuse, pisseuse, pisseuse » (Rosalie). Il est beaucoup question de cul, de trou de balle (Chantal, Marie-Patate, La Femme à Nèche), de sexe, avec une certaine inventivité lexicale. Le patois n’est plus employé dans toute la chanson, mais seulement dans certaines expressions qui font le pittoresque du corpus, notamment pour évoquer le sexe masculin – « biroute » (On vient d’fonder une société), « wiche » (Un wiche, un wiche), « stekebeille », « sweckt’che » (La Rue des m’tites jupes), en concurrence avec des métaphores : « Va laver ta moule / tu vas salir mon bigoudi » (Deux sous d’beultekaze). « Ah c’qu’il est beau quand t’es au lit / ton macaroni » (Les Macaroni), « Il a dans son kanneçon / un joli saucisson » (Ah Léon, ah Louise), etc. Les chansons sont généralement sexistes : « À la tienne Etienne / À la tienne mon vieux / Sans ces garces de femmes / nous serions tous des frères » (À la tienne, Etienne). Une misogynie flagrante s’y exprime, par exemple dans « La femme qui m’aura » (à laquelle le locuteur promet « des coups de poing sur la gueule ») ou dans « Raymonde » : « Raymonde elle a un gros derrière/ elle a aussi un sacré d’vant / Tout l’monde l’dit que c’est la bière / Quelle était pas comme ça avant / Dans l’temps c’était pas une belle fire / On disait « Tiens, bah, v’la Raymonde » / Asteure, avec c’qu’elle schnike, c’est pire / On dit : « Tiens, v’la la grosse Raymonde ». 
Tout à fait à l’opposé de ce style, la Cantate à Jean Bart a un statut particulier dans le contexte du carnaval dunkerquois. Il s’agit d’un chant écrit à l’occasion de l’inauguration de la statue du célèbre corsaire dans sa ville natale, en 1845. Le texte est signé par Joseph Fontemoing (au notable dunkerquois, auteur de cantates à la gloire de Calais et de Dunkerque précédemment) et la musique due à David Riefenstahl (professeur de musique de la commune pendant trente ans). Le texte de la cantate est d’un niveau de langue élevé : « Jean Bart, Jean Bart, / Salut à ta mémoire, / De tes exploits tu remplis l’univers. / Ton seul aspect commandait la Victoire, / Et sans rival, tu régnas sur les mers. / Jusqu’au tombeau, France, mère adorée, / Jalouse et fière d’imiter ta valeur / Nous défendrons ta bannière sacrée / Sur l’océan, qui fut ton champ d’honneur (bis) / Jean Bart, Jean Bart, / La voix de la Patrie / Redit ta gloire et ton nom immortel / Et la cité qui te donna la vie / Érigera ta statue en autel (bis) ». La musique de la cantate diffère tout autant de celle des chansons : c’est une musique « classique », écrite, harmonisée. Conformément à la conclusion du texte, à tonalité religieuse, le soir de la bande de Dunkerque, la foule des carnavaleux converge vers la statue du héros, se met à genoux et entonne le premier couplet et le refrain, dans une émotion sensible.

Les chansons du carnaval de Dunkerque sont faites pour être testées et entonnées sans accompagnement, dans les chapelles ; elles sont chantées sur le son des fifres et des tambours lors des bandes. En outre, dans les bals, figure parfois le texte de certaines d’entre elles. Par exemple, lors du bal de l’oncle Cô de février 2023 au Kursaal de Dunkerque, on pouvait lire sur les bannières entourant un podium les paroles de plusieurs chansons, imprimées sur une image de carnavaleux : Raymonde, La Citadelle, La Rue des m’tites jupes, Qu’est-ce qu’on chante en arrivant, Deux Sous d’beutelkaze, Le Tram, La Femme qui m’aura, La Musique à Papa, Rosalie, etc En faisant le tour du podium, on retrouvait donc une bonne cinquantaine de chansons, sans ordre apparent. Ces textes ne sont pas destinés à être lus et répétés par les spectateurs : ils sont là pour exprimer la tradition du carnaval, ainsi que les images peintes suspendues aux cintres, représentant le port, les pêcheurs, le portrait de tambours-majors réputés. 
Les chansons du carnaval de Dunkerque sont un ingrédient majeur de l’événement, relayé par les médias. Les magazines locaux leur consacrent des articles au moment voulu. En février 2011, Dunkerque magazine n°215 propose un article un peu plus de quatre pages, illustrées d’images d’archives et de photos de carnavaleux en pleine action, dans la rubrique « Loisirs » (pp. 28-32). Il montre la variété des airs choisis, évoque Hippolyte Bertrand, chansonnier célèbre du XIXesiècle qui écrivait chaque année une chanson de carnaval nouvelle, ses disciples du XXe siècle, Jean Chatroussat et Jean Wispelaer. Il montre comment les chansons évoluent, du flamand au français, comment un mot en remplace un autre consonnant, du fait de la transmission orale et de la perte du sens original. Il signale l’importance du livre de Jean Denise « Les Enfants de Jean Bart » (1975), qui a suscité des vocations chansonnières, chez les Kakestek d’abord, puis chez les Prout, auxquels on doit par exemple l’incontournable « Hommage à Cô-Pinard » (sur l’air d’Amazing Grace). Dans un blog plus récent (2015) intitulé Nord Escapade, blog de tourisme et de randonnée en Nord-Pas de Calais, on déclare : « Lorsque l’on fait carnaval, mieux vaut connaitre par cœur les chants entonnés par les carnavaleux ! D’une part pour ne pas passer pour un « touriste » et d’autre part, pour s’éclater un maximum ! ». Le magazine propose à ses lecteurs une sélection des textes « le plus couramment chantés dans les bals et les bandes » et publie un lexique pour percer le mystère du dialecte dunkerquois. Le choix est parfois un peu moins crû que celui des P’tits Louis qui organisent le bal de l’Oncle Cô, mais le répertoire est plus ou moins le même. Les chansons parlent toujours des mêmes choses : le carnaval lui-même (À Dunkerque quand vient le carnaval, Ah qu’elle est courue, la pêche à la morue »), les hommes et les femmes (À la tienne Etienne – ou l’on substitue le mot « gueuse » à celui de « garce »), l’amour (Ah Léon, ah Louise). Le blog présente aussi des parodies de chansons du début du siècle (Le Chat noir) ou des années folles (La Cakewalk).

Ceux qui vivent et font vivre le carnaval assignent aux chansons un rôle particulier, qui explique le renouvellement important du corpus, à l’inventaire d’ailleurs incertain. Ce processus est fatal aux chansons en flamand, langue que ne pratiquent plus la majeure partie des carnavaleux. 

Parmi les chansonniers de référence, les Prout étaient initialement un groupe de quatre copains, carnavaleux habitués à chanter leurs propres chansons dans les chapelles et dans les bandes. Même s’ils sont aujourd’hui dix chanteurs et vingt musiciens – tous de la côte – ils sont restés des amateurs, des bénévoles qui chantent dans l’esprit philanthropique original du carnaval et résistent à la professionnalisation. Les chansons des Prouts sont arrivées au moment où les gens oubliaient le répertoire traditionnel au profit d’autres chansons qui relevaient davantage de la chanson et de la fête en général, mais beaucoup moins du Carnaval de Dunkerque proprement dit. Les créations du groupe décrivent la vie dunkerquoise, avec une belle touche d’auto-dérision et beaucoup de parler dunkerquois. Leur premier enregistrement, financé par les Corsaires, était un vinyle 33 tours enregistré chez Porel en 1988, dont 1000 exemplaires sont partis tout de suite. Ils en ont fait six autres ensuite. Ils participent tous les ans au Carnaval, et à des festivals dans de grandes villes de province, mais font aussi des spectacles (leur premier Olympia, en 2005, a été vu plus de 2000 Dunkerquois venus exprès par bus).

Les Masquelour Blouse Band sont quasi contemporains des Prout, et comme eux ils ont démarré à quatre copains (ils sont aujourd’hui huit interprètes) mais ce ne sont pas auteurs-compositeurs interprètes. Ils écrivent des paroles (en français mâtiné de termes dunkerquois) sur des musiques de rock et de blues très connues (les Beatles, Henri Salvador, Eddy Mitchell, Johnny Hallyday, Jacques Dutronc, etc) :  des parodies, dont l’inspiration vient de quelque chose de vécu lors du carnaval. Ils les interprètent a cappella dans des chapelles avant de les jouer en concert, avec un accompagnement fourni, qui donne lieu à des enregistrement live (notamment aux 4Ecluses), dont le premier remonte à 2005. 
Ces groupes existent donc depuis plusieurs décennies. Ils ont joué un rôle dans le réinvestissement actuel dans le carnaval, dont ils étaient désireux de transmettre l’esprit de liberté et de partage. Les nouvelles générations ont été la cible d’un autre projet. En 2010, le projet « Tu la connais ? » a été initié par Emile Hibon, président de l’association les Peulemeuches et promu par l’ABCD (qui regroupe les associations organisant les bals de carnaval au Kursaal). Il a été réalisé, avec le concours de plusieurs écoles et de plus de mille enfants, qui ont appris les chansons en version expurgée (Marie Patate a les pieds plein d’herbe), le texte et la musique ayant été revu par Cô-Schlok II, Jean Chatroussat, des carnavaleux, des instituteurs et des musiciens (Pascal Bonne). Il s’agissait à la fois de revenir au répertoire et de donner aux élèves de primaire une « éducation carnavalesque ». L’Office de tourisme était chargé de la diffusion du CD.
Au total, les chansons du Carnaval de Dunkerque sont une illustration de la vie et de la métamorphose continuelle de la tradition. 

Bibliographie

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LIENS POUR APPROFONDIR

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Fiche d'inventaire