Les chansons de carnaval du Nord-Pas-de-Calais

La chanson est au XIXe siècle la voix du peuple par excellence. Le plus souvent, elle naîtet vit dans la rue. Ecrite par des pauvres, des illettrés, souvent anonymes, sur des airs connus, elle appartient à tous. Elle circule surtout oralement; lorsqu’elle est éditée, c’est en général sur des feuilles volantes, dans des almanachs, des recueils vendus par les colporteurs. A côté des chansons folkloriques, des chansons traditionnelles, qui animent les veillées et marquent les événements de la vie des campagnes, la chanson s’épanouit dans les villes ouvrières, particulièrement dans le Nord et le Pas-de-Calais. Certains historiens de la culture ouvrière (notamment Pierre Pierrard ou Laurent Marty) ont trouvé un matériau de premier ordre, un « supra langage de la classe ouvrière», dans ces modestes productions, particulièrement dans les chansons de carnaval.

Faute de journal populaire pour les publier, dans la métropole lilloise, ce sont les sociétés à boire, ou sociétés chantantes, dont le siège est un cabaret, qui sont le « moule » des chansons (Pierrard) On y boit de la bière, et le lundi soir, en général on s’y réunit pour faire entendre les productions nouvelles des membres de la société. On écrit surtout les chansons pour les fêtes comme le Carnaval ou le Broquelet, la fête annuelle des ouvriers lillois du textile, en mai, la fête de Lille en juin, la braderie en septembre. Surtout, chaque société s’efforce de produire une chanson destinée à la vente lors des trois « sorties » : le dimanche gras, le mardi gras et le dimanche du Laetare (« Rétaré »). Pendant cinq ou six semaines, on répète au siège de la société, avec le concours d’un tambour ou d’un violon. Les chansons sont imprimées à 4 ou 5000 exemplaires et seront vendues un sou.

« Avec un sou, povoir faire / Eun’tell’ provision d’gaîté ! / Vous l’direz comm’ mi, j’espère; / Ch’est point quer, in vérité. »
(Desrousseaux, « Les Chansons du Carnaval », 8e couplet)

Avant la normalisation opérée dès le second Empire et surtout sous la troisième République, le carnaval est une vraie fête populaire, à Paris comme en province : une occasion d’agapes, de bruit, de danse, de folie. A Lille le carnaval et la mi-carême qui en est le complément consistent surtout en une sortie générale des sociétés à boire. Elles louent des chariots qu’on attelle et sur lesquels on installe une scène, sur laquelle trônent les sociétaires, déguisés et masqués. Certains se livrent à de véritables mises en scène (le Grenadier lillois reproduisant par exemple des scènes du siège de Lille de 1792 en 1859). Le char s’avance vers le centre-ville, précédé d’un joueur de grosse caisse, d’un musicien et d’un tambour-major. Il s’arrête aux carrefours pour exécuter le chant de l’année et le vendre aux badauds. Le chansonnier se fait annoncer par un discours et/ou un roulement de tambour. Les chansons sont ensuite proposées à la vente, puis elles restent toute l’année à disposition du public dans les kiosques à journaux. La forme des chansons de carnaval est normée : elles sont éditées sur une feuille de format in-4°; parfois cernée d’un léger filet, imprimée d’un seul côté. Le titre figure en haut de la feuille, en gras, avec l’indication : « chanson nouvelle en patois de Lille exécutée par la société XXX réunie à l’estaminet YYY, telle rue ». L’air ou le timbre (c’est-à-dire l’air connu sur laquelle elle est chantée) est indiqué, et sous le dernier couplet, on trouve parfois le nom de l’auteur, ou son pseudonyme.

Parmi les auteurs, figurent quelques chansonniers lettrés, tels Alexandre Desrousseaux (1820-1892), rendu célèbre par son « Petit Quinquin » (1853), Louis Debuire du Buc (1816-1898). Ce sont les plus célèbres, et ceux dont la notoriété peut dépasser le cadre local. D’autres, semi-lettrés ou illettrés, inventent suffisamment de chansons pour éditer des recueils1. Mais il y a aussi beaucoup d’auteurs anonymes, occasionnels, certaines sociétés utilisant les services d’un écrivain public pour transcrire leurs chansons. Tous ces auteurs sont des hommes du peuple, des travailleurs, le plus souvent des ouvriers de fabrique, ou des artisans, de petits commerçants : Victor Aubert, filtier; Désiré Cacan peigneur de lin, puis doreur; Fernand Montauban, marchand de pipes; Julien Grimonprez, ajusteur puis aubergiste; Charles Decottignies, successivement filtier, ouvrier corroyeur, graisseur puis conducteur de trains, enfin cabaretier ( à l’enseigne du Chansonnier lillois).

« Ch’est des ouveriers d’fabrique / Des francs, des joyeux chochons / Trouvant, sur tout, l’point comique,/ Qui compos’tent chés canchons. »
(Desrousseaux, « Les Chansons du Carnaval », 2e couplet)

Les chansons sont interprétées par leurs auteurs le plus souvent, l’interprétation jouant d’ailleurs plus souvent dans la notoriété que le talent de poète. Elles parlent de tout ce qui fait le quotidien de leurs auteurs :

« Souvint l’auteur dit s’n histoire ; / I nous parle tour à tour, / S’il est vieux soldat, de l’gloire, / Et s’il est jeune, d’l’amour ; / S’il est marié, d’sin ménache »
(Desrousseaux, « Les Chansons du Carnaval », 3e couplet)

Elles évoquent aussi les circonstances publiques, les événements du jour, les fêtes, et dessinent des types populaires, des « caractères ». Elles sont à la fois une mise en scène moqueuse de la « vraie vie » et un moyen d’évasion, comme le théâtre de marionnettes, dont le peuple de la métropole lilloise est également friand. Sans prétention poétique, ces chansons de carnaval sont des produits éphémères, dont l’intérêt n’est apparu que tardivement, dans le sillage de l’intérêt croissant pour la culture populaire. Ecrites en patois de Lille2, elles ont d’abord intéressé les linguistes, avant de concerner les historiens. C’est à des collections d’érudits locaux surtout que l’on doit leur conservation, leur dépôt dans certaines médiathèques de Lille et de Roubaix permettant aujourd’hui leur étude. Ces trésors peuvent apporter beaucoup à la recherche comme à la pratique vivante des musiques populaires. Ils ne demandent qu’à revivre…

Sophie Anne Leterrier, Université d’Artois, CRHES.

Bibliographie

Pierre Pierrard, Chansons populaires de Lille sous le second Empire, rééd. P. Percq, L’Aube nord, 1998.

Chansons de carnaval, réédition de la médiathèque de Lille-Moulins, 1988.

Bernard Grelle, Laurent Marty, Alain Guillemin, Jean Bodart, Esther De Climmer. Cantons tertous ! La chanson à Roubaix et dans le Nord de la France, XIX ème et XX ème siècles FFCB, 2003, 118 p.

LIENS POUR APPROFONDIR

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