Le picard comme marqueur d’appartenance régionale

D’un point de vue linguistique, ce qui est communément appelé le patois correspond à une multitude de variantes du picard, reconnu dans l’ensemble des « langues régionales » de France. Le picard fait partie des langues d’oïl issus de l’héritage linguistique roman. L’ensemble picard est ainsi parlé sur l’entièreté du Pas-de-Calais, une majorité de l’ancienne région Picardie ainsi que le département du nord, à l’exception de la partie nord-est de celui-ci, limitrophe de la Belgique, où l’on parle le flamand occidental. 

Ce qui est défini officiellement comme du picard est marqué d’une grande diversité dans sa terminologie. Le picard est par exemple appelé de cette manière dans l’ancienne région picardie, mais on utilise plus le terme de « rouchi » dans la région de Valenciennes tout comme celui de « ch’ti », plus propre à la région lilloise, mais qui a pris une dimension nationale avec les films de Dany Boon. 

Cette diversité dans l’appellation est significative des diversités de prononciations, de vocabulaires, d’orthographes et de grammaire partout dans le secteur linguistique picard. On peut cerner par exemple des nuances entre les parlers ouvriers de la région lilloise et ceux du bassin minier qui seront encore différents par rapport au vocabulaire de la marine boulonnaise ou étaploise qui se distingue également de l’expression du milieu agraire picard. Dès lors, le marquage de ces différences, creusés au fil du temps par les distances et les rares échanges, a provoqué une difficulté des différentes communautés à s’identifier à la même entité picarde, estimant sans doute devoir renoncer aux spécificités locales. De plus, l’absence d’une écriture claire, limpide et admise par tous (malgré une littérature picarde médiévale très reconnue), n’a pas aidé dans le sentiment d’appartenance à une « langue régionale », ce qui a développé le terme de « patois » qui a pourtant une dimension péjorative. 

Il n’empêche que, dans le développement d’une offre patrimoniale hétéroclite dans la région, l’usage du « patois » est un élément essentiel et encore d’actualité. D’abord dans le répertoire musical, où se distinguent et se maintiennent dans les mémoires (grâce aux technologies d’enregistrements), un grand nombre de chants marqué par la culture locale, le milieu social où ils sont composés et avec une grande place pour les spécificités linguistiques locales. Des auteurs entrent de cette manière dans la postérité avec des chansons très populaires. On pense par exemple à Alexandre Desrousseaux, auteur du P’tit Quinquin, berceuse qui a dépassé la région lilloise d’où elle tient son origine. Des chanteurs font alors une marque de fabrique de l’écriture, la composition et l’interprétation de chants patoisants. A l’image d’Edmond Tanière, chanteur et accordéoniste emblématique du bassin minier dont les chansons sont encore reprise ; Raoul de Godewarsvelde qui, avec son groupe « Les Capenoules », obtient une notoriété nationale ; Jean Jarrett, revuiste boulonnais qui enregistre de nombreux 45 tours constitué de chants en boulonnais. Au-delà de ces quelques figures, aujourd’hui décédés, des groupes folkloriques font aussi du patois un de leurs marqueurs, avec les costumes traditionnels, ce qui passe également par l’interprétation de chansons patoisantes comme peuvent le faire régulièrement les Bon z’enfants d’Etaples ou les Soleils Boulonnais.

Tout cet héritage musical et linguistique est souvent repris par des personnalités régionales à envergures nationales dans des productions communes. La dernière en ce sens a été l’album « Les Gens du Nord », où 24 artistes reprennent les chants traditionnels très connus en 2018. Du point de vue des créations contemporaines, des groupes comme les Marcel et son orchestre, en tournée dans toute la France, revendiquent leur sentiment d’appartenance au Nord-Pas-de-Calais par l’utilisation, dans certaines chansons, d’un patois qu’ils décrivent comme « plein de poésie ». 

Ensuite, on peut mettre en avant des formes théâtrales de mise en avant des parlers locaux. Des troupes comme Alphonse et Zulma à Lille, Sylvie and Co(q)s dans la région Boulonnaise ou les revues locales de Boulogne-sur-Mer ou de Le Portel réalisent des spectacles, dans un genre humoristique et souvent satirique, en patois local, qui rencontrent des succès populaires assez notables. 

Aussi, il faut mentionner la création et le développement de marques de vêtements régionaux qui mettent en avant de manière visuelle les éléments identifiables à la région Hauts-de-France, souvent avec une part humoristique . Dans certaines de leurs créations, des expressions locales sont valorisées et mises en vente. La marque boulonnaise Opale Beach propose en ce sens des vêtements intitulés « saque eud’ din », « vin dé », « hein ?! », « arguette le li, y sin va on dirot qu’y r’vient ! » ou encore « t’es crois qu’c’est rin ti ». 

Notons également la constitution récente de réseaux et de fédérations qui agissent en réunissant les différents acteurs artistiques ou associatifs concernés par la sauvegarde du picard. L’Agence régionale de la langue picarde œuvre en ce sens en organisant un festival ou un concours littéraire mais surtout en réalisant un travail de lobby avec les collectivités territoriales et des académies, pour faire signer des chartes de maintiens ou pour maintenir des enseignements de picard. Cette fédération est composée de nombreuses associations et de réseaux regroupant elle-même de nombreux acteurs comme le Réseau d’Acteurs pour la Promotion du Patois Boulonnais porté par la Société Académique du Boulonnais. 

En conclusion, voici un texte trouvé dans un journal portelois de la fin du XIXe siècle qui reste encore très actuel dans sa défense de ce qu’il appelle alors le « patois » : 

Il est des gens qui prétendent que le patois de notre pays est peu agréable, dur à entendre, plus dur encore à parler et qu’il n’a point seulement la chantonnante sonorité des dialectes méridionaux, mais même les qualités des différents patois qui se parlent dans nos régions ; que par conséquent, vouloir l’écrire, essayer d’en fixer les inflexions rugueuses est une tâche ardue et peu attrayante.

La tâche est ardue ?… d’accord !… car ni les syllabes ni les diphtongues fançaises aux sons pour ainsi dire inoffensifs et peu compliqués, ne peuvent rendre les nuances d’accentuation de notre patois, principalement pour la fin des mots ; et il n’y a nulle peine à avouer qu’il est impossible pour qui ne sait déjà le parler d’en lire quelques lignes convenablement.

Mais que cette tâche soit peu attrayante, voilà qui n’est point aussi vrai. Du dialecte natal, quelque peu primitif, quelque peu harmonieux soit-ils échappe comme un effluve de terroir qui va droit au cour, et en fait vibrer les cordes intimes, 

Cette impression, on la ressent d’une façon toute particulière lorsque, loin du coin de terre où l’on a été élevé, vivant au milieu de personnes dont les souvenirs de jeunesse ne sont point les nôtres, on rencontre tout à coup un ami d’autrefois, du bon vieux temps où l’on ne se faisait point de scrupule de parler patois. Dix ans, vingt ans peut-être se sont écoulés depuis, et dès les premières phrases, le patois aux visages hardis, aux bruyantes accentuations, aux exclamations pittoresques, retentit.

Il me souvient que, passant un jour par le boulevard St Germain, je rencontrai un ami que depuis nombre d’années je n’avais revu. Il était mis comme un dandy, portant chapeau haut-de-forme, gants de peau, moustache retroussée, etc… le type d’un vrai Parisien.

– » Tiens, c’est ti, là !… Qu’ m’in qu’ça và?… « 

Ce furent ses premières paroles, et je vous assure que le long des grands boulevards, nous nous payâmes une de ces bavettes comme savent en tailler nos accortes payses lorsqu’elles lavent  » à c’ t’ariu ». Les bons moments que nous revécûmes !

Pour qui le parla longtemps, le patois du pays conserve toujours son charme ; cette seule raison ne suffit-elle pas pour ne point souci de ceux qui prétendent que l’écrire, même le parler, est peu attrayant ?

Journal « Le Portel-Plage » (n°2), mai 1897 (Cercle Historique Portelois)

Bibliographie

SMIRNOVA Liudmila, Dictionnaire pratique et phraséologique français-picard, Amiens, Agence Régionale pour la Langue Picarde, 2024, 740 p.

LIENS POUR APPROFONDIR

Fiche d'inventaire